Paru dans Regard Est le 01/07/2004
A trente kilomètres de Novossibirsk en Sibérie occidentale, Akademgorodok abrite la troisième communauté de scientifiques en Russie, après Moscou et Saint-Pétersbourg. Pour répondre à un marché local en pleine croissance, des chercheurs y ont créé leurs sociétés informatiques, trouvant aussi leur place dans la High Tech mondiale. Grâce à eux, la Sibérie s'ouvre au monde.
Dans son jean large et sa chemise à carreau, Dimitri Baksheïev garde un look d'éternel étudiant. A 33 ans, cet homme est pourtant chercheur en mathématiques et physiques, et travaille aujourd'hui à Unipro, sous-traitant de Sun Microsystems, géant de l'informatique mondiale.
Il vient de loin : originaire du nord du Kazakhstan, Dimitri a fait, à l'âge de 15 ans, plus de mille kilomètres en train pour participer aux Olympiades du prestigieux lycée de Mathématiques et Physiques de Novossibirsk, en Sibérie occidentale. Dimitri vit et travaille aujourd'hui à Akademgorodok, à trente kilomètres de Novossibirsk. Cette communauté de scientifiques compte 17.000 chercheurs, 6.000 étudiants et plus d'une centaine de sociétés High tech.
Les universitaires américains ont longtemps comparé Akademgorodok à un Atlantis soviétique qui, du fait de son isolement, ne pourrait jamais survivre à l'économie de marché. C'était sans compter sur les capacités d'adaptation des scientifiques russes. En 1991, les chercheurs de Novossibirsk peuvent enfin exploiter librement leurs propres brevets. Les seize instituts de recherche de la ville, alors en crise, louent leurs locaux aux nouvelles entreprises.
Ivan Golosov, le patron d'Unipro, se souvient de ses débuts. L'ancien chercheur de l'Institut des systèmes d'information a signé en 1991 son premier projet pour Sun Microsystems : " Nous étions 26 personnes pour quatre ordinateurs basiques. En 2004, nous sommes 200 pour 400 machines hyper puissantes ".
La collaboration dure maintenant depuis 12 ans et ne cesse de s'intensifier. Sun Microsystems fait désormais travailler près de cent collaborateurs d'Unipro sur ses applications les plus pointues. Ivan Golosov, patient, souhaite une croissance maîtrisée. En attendant d'autres clients étrangers, il développe ses propres applications : la bio-informatique avec l'Institut de cytologie et de génétique, des modélisations liées aux domaines électriques, magnétiques et thermiques pour l'industrie russe de l'énergie, des technologies Internet ou encore des applications SMS pour les mobiles.
L'enseignement scientifique de Novossibirsk : une valeur sûre
En Russie, une telle success story n'étonne pas, puisque les scientifiques n'ont eu de cesse d'entretenir une tradition d'excellence, de Spoutnik au dernier prix Nobel de Physique en 2003. En 1958, 35.000 jeunes scientifiques venus des quatre coins de l'URSS s'installent en pleine forêt sibérienne. Ainsi, aux programmeurs des toutes jeunes Silicon Valley indiennes et chinoises, Bangalore et Zhongguan Cun, Novossibirsk oppose des générations de chercheurs. Le passage à l'économie de marché a certes réduit de moitié les rangs mais les jeunes sociétés qui sont nées de cette épreuve n'en sont aujourd'hui que plus efficaces.
Les chercheurs de Novossibirsk font déjà autorité : ils sont nombreux à avoir enseigné dans les plus prestigieuses universités occidentales, comme Yale, Stanford, Harvard aux États-Unis, la London School of Economics en Angleterre ou encore Polytechnique en France. Ils ont aussi contribué aux travaux des célèbres laboratoires américains de Brookhaven et Alamo. Selon Elena Lisman, chargée des relations internationales à l'Université d'État de Novossibirsk, " plus d'une centaine d'anciens travaillent aujourd'hui chez Microsoft aux États-Unis et ils sont aussi nombreux chez Hewlett-Packard et IBM ".
Valentin Khatchatourian est un ancien du lycée de mathématiques et de physique. Il effectue aujourd'hui sa deuxième année d'études en France à l'École Polytechnique, après avoir passé un an au Département Stratégie des Systèmes d'Information de MacDonald Europe à Londres. Ses projets ? " Gagner de l'expérience en France et retourner travailler en Russie " : son pays lui offre en effet tous les débouchés qu'il souhaite.
La fin de la fuite des cerveaux
Avec une croissance de plus de 5 % depuis cinq ans, la fuite des cerveaux est endiguée en Russie. Même en Sibérie, la croissance économique retient les enfants prodiges. Le PIB de la région de Novossibirsk a augmenté de plus de 30 % cette année. De l'agroalimentaire à l'énergie en passant par les transports, les grandes entreprises de Novossibirsk en profitent pour refaire tout leur système d'information. Le chantier est gigantesque. Une bonne raison pour les développeurs de ne plus courir la Californie pour chercher du travail.
Depuis quelques années, près d'une centaine de sociétés High Tech ont grandi au sein même des instituts de Recherche. La plus importante d'entre elles, CFT, emploie un millier de développeurs et travaille exclusivement pour le secteur bancaire. De son côté, Nonolet, une SSII formée d'anciens chercheurs, compte une soixantaine d'entreprises de Sibérie dans son portefeuille. D'après son Directeur Général Viktor Klikounov, " la vente de matériel et le conseil aux entreprises locales sont deux activités stratégiques, et permettent à Nonolet d'enregistrer depuis trois ans une croissance annuelle de 20 % ". La société est aujourd'hui leader en Sibérie et certifiée par les fournisseurs mondiaux de technologie Oracle, Compaq et Hewlett-Packard. Environ 30 % des jeunes de la ville travaillent dans l'informatique. Avec ses 4.000 développeurs, la communauté se pose en rivale directe des centres High Tech de Saint-Pétersbourg et de Moscou.
Parce que les informaticiens choisissent de rester sur place, les géants mondiaux des nouvelles technologies sont aujourd'hui contraints de se déplacer. Cette année, les Américains de Sun Microsystems ont rendu leur troisième visite à Akademgorodok. Les Asiatiques arrivent en force, eux aussi. Le Coréen Samsung, leader mondial de la mémoire vive et de l'écran plat, a installé son premier bureau de représentation à l'Institut de physique nucléaire afin de développer la recherche sur les composants de ses futurs ordinateurs. La société en profite pour signer son premier contrat avec Excelsior, une autre société d'anciens chercheurs en vue. Samsung compte ainsi tester et développer les prochaines applications informatiques pour la télévision numérique et les jeux vidéo.
La dolce vita en Sibérie
Si les meilleurs informaticiens de la région gagnent jusqu'à dix fois plus que les chercheurs, la moyenne, avec seulement un à deux ans d'expérience, gagne quatre fois plus -soit, environ 600 €. Villas, nouveaux immeubles, voitures japonaises ou BMW sont autant de signes qui révèlent une classe russe moyenne émergente à Akademgorodok. La vie sociale renaît : cafés d'été et boîtes de nuit se multiplient. Grâce à l'informatique, la ville scientifique devient peu à peu la banlieue chic de Novossibirsk. Le jour, c'est un endroit privilégié en pleine forêt, au bord de l'Ob. Ce fleuve déjà immense a été transformé en une mer artificielle de 200 kilomètres de long, d'où l'on peut partir l'été en voilier, se baigner ou faire de la planche à voile.
Les soirs d'été, les jeunes se retrouvent sur la plage Neokom. Au Propeller, un pub de la ville, les habitués de la "Silicon Taïga" jouent au billard et prennent un verre, avant d'aller danser au Bunker, le dernier-né des night-club. Les quadras réservent, quant à eux, leur soirée pour un concert à la Maison des Savants ou un ballet à l'Opéra. " Mes racines sont ici, clame Anastasia Blizniuk. J'aime plus que tous les hivers froids et les étés chauds de Sibérie. " Cette psychologue reconvertie a renoncé à sa carrière pour revenir dans sa ville natale, Akademgorodok. Aujourd'hui elle travaille dans l'informatique, comme manager du Bureau de représentation de Sun Microsystems pour la Sibérie, l'Oural et l'Extrême-Orient.
Une " Silicon Taïga " ?
Fred Therman, le fondateur de la Silicon Valley de Californie déclarait : " Lorsque l'alternative de créer une communauté de haute technologie dans la vallée de Santa Clara nous a effleuré l'esprit, il y avait peu de choses ici et le reste du monde nous semblait bien immense. Maintenant le reste du monde est ici ". De même, la Sibérie, la Californie ou Paris : aujourd'hui, tout semble si proche à Novossibirsk.
Dimitri Baksheïev ne connaît pas la France. Mais, cela ne l'empêche pas de savoir sous quel langage de programmation fonctionne la ligne 14 du métro parisien. Le monde du développement est une si petite planète. Dimitri se sent aussi préoccupé par l'affaire Ioukos et l'image de la Russie à l'étranger que par le dernier livre d'Haruki Murakami, un écrivain japonais dont on dit qu'il sera le prochain prix Nobel de littérature. Pour le jeune homme, c'est comme si depuis quelque temps, la Sibérie n'avait plus de frontières.
PHS